Golfe – Défense: La crise du Qatar stimule les contrats «politiques»


S’il y a un lobby que le Qatar ne pouvait se permettre de négliger indéfiniment, en sollicitant le soutien de Londres dans son conflit avec l’axe saoudo-émirati, c’est bien celui de la défense et BAE Systems en particulier. Le Qatar, qui a patiemment tissé sa toile au sein des Complexes Militaro-Industriels aux Etats-Unis et en France, élargit son spectre et s’attaque désormais aux CMI italien, russe, turc. BAE Systems est une cible privilégiée, d’autant qu’elle représente un concentré des intérêts publics et privés britanniques: industriels, technologiques, militaires, économiques et politiques.
Les Britanniques, en plein Brexit, ont saisi l’opportunité et voulu transformer cette crise entre alliés arabes en… contrats. La «menace» iranienne est toujours aussi exploitée par Londres (lors que la France, par exemple, semble plutôt chercher à apaiser son front avec l’Iran). Sa proximité avec Washington, assumée à nouveau alors que sa sortie de l’UE est engagée, accroît l’attractivité de Londres en la plaçant sans complexe dans le camp américain qui est à nouveau très largement sollicité par les pays arabes du Golfe (alors que la France se positionne comme un allié “alternatif” en quelque sorte).
Le Qatar, qui commande des Rafale à la France et des F-15 aux Etats-Unis, et qui installe sur son sol une base militaire turque, commande des navires de guerre à l’Italie et évalue le très stratégique S-400 russe. Mais il reste fondamentalement ancré dans le camp américain, même lorsqu’il se rapproche, politiquement et économiquement de l’Iran ou de la Russie qui font preuve tous deux d’un opportunisme certain dans le contexte actuel.
Pour le Président Donald Trump, qui s’inquiète d’un possible enlisement de la crise qui profiterait à l’Iran et à la Russie, et pour le Pentagone et le CMI américain, les ventes d’armes et la présence militaire directe au Qatar et sur la zone constituent un outil exploitable à souhait pour imposer les vues américaines. Le Département d’Etat ne partage pas cet enthousiasme, et semble agir pour retarder certaines commandes d’armes approuvées par Trump au profit des pays du Conseil arabe de Coopération du Golfe, ce qui crée des tensions à Washington autour de la gestion de la crise du Golfe.
Les Italiens ont fait preuve d’une cohérence d’ensemble dans leur approche des questions régionales : de l’Iran à l’Arabie saoudite, en passant par l’Irak, le Qatar, le Koweït (où ils ont placé eux-mêmes les Eurofighter), etc. La vente pour près de $6md de navires de guerre au Qatar, alors que leurs chantiers navals prospectent les marchés iranien, irakien, saoudien, koweïtien, est un coup de maître. D’autant que la concurrence était particulièrement rude…
Dassault Aviation a réussi lui aussi un coup de maître en finalisant la vente de ses Rafale au Qatar, alors que l’Arabie saoudite payait les Rafale commandés par l’Egypte, avant l’éclatement de la crise actuelle.
BAE Systems, historiquement très impliquée aux côtés des Forces armées saoudiennes, bénéficie de la proximité politique entre Riyad et Londres. Le géant britannique est à l’aise en Arabie saoudite, et sur d’autres marchés de la région (Oman, Koweït), bénéficie aussi et surtout de la complicité évidente de son gouvernement avec les Saoudiens et les Emiratis dans leur guerre au Yémen. Son poids au sein du système politique britannique ne pouvait le laisser à l’égard de l’intérêt qatari dans le contexte actuel. Le gouvernement britannique et son Secrétaire à la Défense Mikael Fallon l’ont vite et très bien compris, comme le confirme la signature de la Letter of Intent portant sur 24 Eurofighter au profit du Qatar, aussitôt suivie par la signature d’un accord-cadre de coopération militaire entre Londres et Riyad.
Le Qatar a choisi de se rapprocher, pour ne pas dire s’acheter les faveurs, du plus puissant “lobbyiste” pro-saoudien de Londres : BAE Systems. L’Arabie saoudite a très vite réagi en consolidant ses positions londoniennes, et en faisant miroiter donc de nouvelles perspectives d’affaires au même BAE Systems.
Qataris, Saoudiens et Emiratis, sans compter les Bahreïnis, les Koweïtiens et même les Omanais, sont toujours dans une logique très politique, et un peu courtisane aussi, lorsqu’ils décident de contrats d’armements majeurs. Certains d’entre eux sont bel et bien engagés dans des guerres et dans des opérations militaires qui exigent des moyens spécifiques, et tous se sentent assez menacés dans leur sécurité et leur souveraineté pour continuer à s’armer. Mais ces prises de décisions militaires restent motivées, en grande partie, par des considérations politiques, auxquelles s’ajoutent, à la carte, des considérations économiques, industrielles, techniques, géopolitiques.
Cette logique n’est donc pas propre au seul Qatar, loin de là. Elle concerne tous les acteurs arabes du Golfe. Et elle doit fonctionner dans plusieurs directions, d’autant qu’elle a, sur le plan politique, une double motivation : celle de solliciter le soutien du pays fournisseur, et celle d’élargir sa marge de manœuvre vis-à-vis des partenaires internationaux justement et des acteurs régionaux.
Le Qatar achète aux Américains pour obtenir leur soutien, aux Français et aux Britanniques pour consolider sa souveraineté vis-à-vis de Washington et vis à vis aussi et surtout d’autres partenaires régionaux de Washington. Le même raisonnement est valable, ou devrait l’être, pour d’autres pays. Cela ne devrait-il pas annoncer de nouvelles opportunités, par exemple, sur les marchés saoudien et émirati, qui seraient proposées aux Français et à d’autres partenaires bien évidemment ? L’image de la France n’est-elle toujours pas attrayante pour ses partenaires arabes ?
Ce qu’on peut craindre, objectivement, c’est que la France ne soit en train de se « neutraliser » elle-même sur ce dossier de la crise du Golfe, en voulant rester l’amie de tous malgré l’enlisement du conflit entre ses partenaires arabes de référence.
Pour attirer les investissements qataris, l’Allemagne a pris la défense du Qatar depuis le début de la crise, tout en ménageant les autres acteurs de la crise. Pour attirer les contrats qataris, l’Italie s’est montrée utile car dynamique sur les dossiers régionaux, et surtout, décomplexée dans son approche de ses relations équilibrées entre l’Iran et les pays arabes, entre l’Irak et le Koweït, entre l’axe saoudo-émirati et le Qatar, etc. Pour attirer les contrats d’armement qataris, les Etats-Unis n’ont pas hésité à modifier leur positionnement, allant d’un soutien total à l’Arabie saoudite vers une approche bien plus équilibrée qui bénéficie finalement au Qatar. Les Iraniens, Pakistanais, Turcs, Russes, Chinois ont tous voulu profiter, sans trop d’embarras, d’une crise finalement interne mais qui s’est vite internationalisée, pour vendre et faire du chiffre. Chacun le fait à son rythme, selon ses intérêts et ses priorités.
Quant à la France, elle a bien fait de rester au-dessus de la mêlée aux premiers jours et aux premières semaines de la crise, réussissant ainsi à préserver ses alliances et ses amitiés dans les deux camps. Mais, avec le temps qui passe et la crise qui s’enlise, et maintenant que les rapports ont fondamentalement et durablement changé entre les partenaires arabes de la puissance moyenne qu’est la France, Paris gagnerait à être plus agressif et plus exigeant dans son approche.
Eviter de se « re-chiraquiser », et ne plus se retrouver dans une situation où la France est l’amie de tous mais où les contrats ne suivent pas. Car, en effet, il s’agit, pour la France aussi comme pour les autres puissances extérieures, de profiter de cette nouvelle donne géopolitique induite par la crise du Golfe pour être encore plus désirable afin d’élargir encore plus ses parts de marchés. Lorsque BAE Systems parvient à être sollicité par un Qatar à la recherche de soutiens politiques face à l’axe saoudo-émirati, rien n’empêche les industriels français de la défense d’être tout autant sollicités, pour le poids qu’ils sont supposés posséder dans le système parisien, par l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis.

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