Les Frères Musulmans en France: un dossier critique pour Le Caire et Abou Dhabi


Publié dans le numéro 18 de la LettreM.

Le directeur de la DGSE l’Ambassadeur Bernard Emié est le premier partenaire étranger à rencontrer, officiellement, Kamel Abbas, le nouveau chef des RG égyptiens. Abbas succède à Khaled al-Fawzi, limogé le 17/01 par Sissi, et entre dans ses fonctions officiellement le 19/01. Le responsable français le rencontre le 22/01.

Emié, qui a été reçu au Caire par le Président Abdel-Fattah al-Sissi, montre, volontairement, « l’empressement de la France à se coordonner avec l’Egypte » selon ses propres termes. A l’issue de sa rencontre avec Sissi, le chef des renseignements extérieurs français a salué « le leadership régional de l’Egypte qui vise à atteindre la sécurité et la stabilité » selon les propos qui lui sont attribués par le porte-parole de la Présidence égyptienne Bassam Rady (communiqué) et par les médias égyptiens. 

Les relations franco-égyptiennes ne cessent de se renforcer. La France a su saisir les opportunités qui s’offraient à elle en Egypte, y compris et surtout dans les domaines politique et militaire, relativisant les questions liées aux dossiers qui fâchent. Ainsi, la lutte contre le terrorisme, en Egypte et sur le plan régional, et la consolidation d’un axe qui se construit entre Paris, Le Caire, Abou Dhabi et Riyad, relèguent au second plan les questions liées aux droits de l’homme et aux enjeux démocratiques.

Le Président Sissi, qui s’était rendu en visite officielle à Paris en octobre 2017, trouve en Emmanuel Macron un interlocuteur compréhensif, pragmatique. Celui qui s’apprête à se succéder à lui-même à la Présidence trouve en la France un partenaire utile pour réussir le repositionnement géopolitique de l’Egypte et pour sa stabilité socioéconomique. Le Président français voit en l’Egypte de Sissi un précieux relais d’influence, un partenaire engagé, et un marché porteur.

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Ambassadeur en Jordanie (1998-2002), directeur MOAN au Quai d’Orsay avant d’être nommé Ambassadeur au Liban (2004-2007), puis en Turquie (2007-2011), au Royaume-Uni (2011-2014) et à Alger (2014), Bernard Emié est à la tête de la DGSE depuis juin 2017. Fin-connaisseur des intrigues moyen-orientales, ce diplomate de carrière est amené aujourd’hui à gérer, comme chef espion de la France, les dossiers complexes qu’il a vu émerger et auxquels il a pu être directement ou indirectement mêlé ces vingt dernières années. Ce chiraquien qui a assisté, à Beyrouth, à l’effondrement du pilier levantin de l’alliance franco-saoudienne avec l’assassinat en 2005 de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri, aura été marqué par la détermination de l’Iran à imposer manu militari son arc chiite allant de Téhéran à Beyrouth via Bagdad et Damas. Il a été très certainement marqué aussi par la complexité de l’esprit sournois et de l’action résolue de la confrérie des Frères Musulmans lors de son séjour à Ankara.

Sa susceptibilité à l’égard de la République Islamique d’Iran, où il s’est finalement rendu avant le Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian (le nouveau rendez-vous à Téhéran de JYLD est pour le 05/03), n’affecte nullement sa capacité d’échanger avec les dirigeants iraniens. Pareil pour la Turquie. Ce fonctionnaire, dont le profil en tant que diplomate avait du mal à passer parfois chez les partenaires arabes et moyen-orientaux de la France, semble aujourd’hui plus à l’aise dans son rôle d’espion en chef.

Avec cette double dimension, sécuritaire et stratégique, son statut est rehaussé aux yeux des régimes du Moyen-Orient. Les partenaires de la France, à l’instar de l’Egypte gouvernée par un ancien militaire qui s’appuie sur ses relais sécuritaires, apprécient particulièrement son profil. Même les moins rassurés sur l’avenir de leurs relations avec Paris, comme la Turquie ou l’Iran, voient dans le profil d’Emié (et dans la position qu’il occupe) un avantage certain à traiter avec lui et de l’avoir comme interlocuteur.

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Les Frères Musulmans en France

Pour les Egyptiens, et pour les Emiratis aussi, la liberté absolue dont bénéficient les Frères Musulmans en France est de moins en moins comprise. Deux solides alliés de la France au sein du monde arabe, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, tolèrent difficilement, en effet, la transformation de la France et de ses associations islamiques, en une base-arrière pour la confrérie des Frères Musulmans, et commencent à le faire savoir aux parties concernées à Paris.

Deux facteurs entrent en jeu et attisent la susceptibilité grandissante du Caire et d’Abou Dhabi à l’égard de ce qui devient à leurs yeux une plateforme islamique en France et qui pourrait être exploitée à tout moment contre leurs propres intérêts : la crise entre Le Caire et Ankara et la crise entre Abou Dhabi et Doha. Plus largement, la crise entre l’axe égypto-émirati et l’axe qataro-turc.

Les contacts sont soutenus entre Paris et chacun des pays membres de ces deux axes qui s’opposent désormais ouvertement sur les questions régionales et islamiques. Le Président Emmanuel Macron a reçu à l’Elysée le Président turc Recep Tayyep Erdogan, l’émir du Qatar cheikh Tamim Ben Hamad Al Thani, le Président égyptien Abdel-Fattah al-Sissi et le Prince héritier d’Abou Dhabi cheikh Mohammad Ben Zayed Al Nahyan (qu’il a revu à l’occasion de sa visite officielle aux EAU).

Si la France tend à maintenir un dialogue constructif avec l’ensemble des acteurs régionaux, y compris avec des acteurs qui ne se parlent pas entre eux, on peut craindre que Paris ne se retrouve au cœur d’une véritable compétition entre le camp égypto-abudhabien, soutenu par Riyad, et le camp qataro-turc, appuyé discrètement par Téhéran. Pour les Egyptiens, et pour les Emiratis aussi, la confrérie des Frères Musulmans, ennemie juré et absolu, ne manquera pas de profiter de ce qui peut devenir un forcing qataro-turc en direction de la France, pour élargir son influence dans ce pays ami et allié au risque d’affecter in fine les intérêts du Caire et d’Abou Dhabi et leurs relations avec Paris.

Bernard Emié, dont on peut rappeler à nouveau l’expérience turque, et Jean-Yves Le Drian, dont on doit rappeler les amitiés égyptiennes et émiraties, gagneraient à anticiper l’impact que pourrait avoir l’ancrage dans le paysage islamique français des Frères Musulmans qui bénéficient d’un soutien direct et indirect de la part de l’axe qataro-turc.

Nos infographies:

Agreements signed during President Sissi’s visit to Paris October 2017

Compilation of major business deals signed between French & Egyptian sides since the election of President Sissi in 2014 

Agreements signed during President Sissi's visit to Paris October 2017

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