Arabie saoudite – France: «Alliances, valeurs et intérêts». Quel ordre de préséance en temps de crise?


Publié dans le numéro 31 de la LettreM.

Cette année, la Conférence des ambassadeurs et des ambassadrices (27-31 Août) aborde les grands sujets diplomatiques actuels sous l’angle du thème « Alliances, valeurs et intérêts dans le monde d’aujourd’hui ».

Le Canada et la défense des valeurs

La Ministre canadienne des Affaires étrangères Chrystia Freeland y est invitée, en pleine crise diplomatique entre Ottawa et Riyad, tous deux partenaires de Paris, sur les questions de valeurs justement.

La crise entre l’Arabie saoudite et le Canada a éclaté à la suite de tweets de la Ministre Freeland appelant à la libération d’activistes saoudiens.

Elle a provoqué une réaction pour le moins démesurée de la part des Saoudiens qui ont voulu adresser des messages forts à la communauté internationale et à leurs propres partenaires occidentaux en particulier. Recherchant un minimum d’équilibre entre ses valeurs et intérêts, le Premier ministre canadien Justin Trudeau renouvelait encore le 23 août sa « préoccupation » face aux informations sur la peine de mort requise contre des militants des droits de l’Homme en Arabie saoudite, tout en réaffirmant que le Canada tentait de « collaborer diplomatiquement » avec Riyad.

 

Yémen : entre valeurs et intérêts

Le 23 août toujours, on apprenait de sources américaines officielles auxquelles Reuters fait référence, que Washington a retiré le personnel qui coordonnait la campagne aérienne menée par la coalition saoudienne au Yémen, et réduit fortement le nombre de son staff qui assistait les Saoudiens dans la planification des opérations. Une telle décision américaine, après la nouvelle « bavure » saoudienne qui a fait des dizaines de morts dont des enfants principalement, devrait accroître les pressions sur les Saoudiens et leurs alliés impliqués dans les opérations militaires au Yémen, et, peut-être aussi, sur les autres soutiens militaires de la coalition, y compris la France.

Le drame du Yémen et la crise saoudo-canadienne sont des « études de cas » dont apprendront beaucoup les ambassadeurs et ambassadrices français, surtout si l’on considère que la France n’est jamais à l’abri d’une crise diplomatique avec son partenaire arabe de référence autour d’une multitude de dossiers : il y a certes la guerre au Yémen qui frappe à la porte de Paris pour son implication sournoise à certaines opérations aux côtés de la coalition saoudienne, ou aussi à Bahreïn, au Qatar, aux minorités chiites, et bien entendu aux questions des libertés et des droits de l’Homme de manière large. A moins que la France ne choisisse de promouvoir ses intérêts, économiques et stratégiques, sur le dos de valeurs servies à la carte…

Arabie saoudite : valeurs contre intérêts

La crise diplomatique entre l’Arabie saoudite et le Canada aura peu d’impacts directs sur les intérêts économiques canadiens et saoudiens. On spécule sur les impacts indirects d’une telle crise entre deux alliés de Washington, tous deux importants pour les intérêts américains, chacun dans son propre contexte. On y voit un message adressé par le Prince héritier saoudien Mohammad Ben Salman Ben Abdulaziz aux Occidentaux sur son refus de leurs ingérences dans les affaires internes du royaume au nom des droits de l’Homme. Ce message établit un lien direct entre la retenue exigée par Riyad de ses partenaires occidentaux sur les questions des droits de l’Homme et des libertés, et leurs intérêts économiques et commerciaux en Arabie saoudite.

La solidarité arabo-islamique avec Riyad contre le Canada est intéressante à relever, comme si le noyau dur des alliés arabes et islamiques de MBS, avec à leur tête le prince héritier d’Abou Dhabi cheikh Mohammad Ben Zayed Al Nahyan (qui s’est exprimé à partir du Caire où il se trouvait en visite), cherchait une occasion pour manifester son rejet de certaines valeurs occidentales imposées à leurs sociétés.

Non pas que les Saoudiens, les Emiratis et les Egyptiens etc. aient d’autres alternatives moins contraignantes en matière de « valeurs » imposées (comme la Russie ou la Chine), mais il leur semble plutôt nécessaire aujourd’hui de tracer une ligne rouge à leurs propres alliés occidentaux à ne pas franchir dans ce domaine. Pour eux, ce qui était tolérable auparavant, l’est de moins en moins aujourd’hui. Ce message est inaudible côté occidental, avec toujours la même détermination à exporter des valeurs, certes salutaires, mais qui n’ont jamais paru aussi difficiles voire impossibles à imposer à des sociétés conservatrices et qui se retrouvent confrontées à un monde inaccessible.

MBS cherche son prochain challenger

Plus concrètement, la crise entre Riyad et Ottawa intervient après une série de crises similaires entre l’Arabie saoudite et la Suède et entre l’Arabie saoudite et l’Allemagne. La Belgique aussi a connu sa crise avec Riyad, et décidé, comme la Suède et l’Allemagne d’ailleurs, de suspendre certaines exportations militaires vers le royaume. La France n’était pas loin d’une crise similaire aussi avec l’Arabie saoudite, lorsque les Saoudiens se sont sentis provoqués par les remarques de l’ambassadrice française à Manama, Cécile Longé, sur les libertés à Bahreïn (et qui auraient entraîné l’annulation de la visite à Paris du Roi Hamad Ben Issa Al Khalifa). Par ailleurs, cette nouvelle crise entre Riyad et un de ses partenaires internationaux intervient après la campagne d’arrestations d’hommes d’affaires saoudiens et étrangers en Arabie saoudite. Cela n’est pas sans impacter le climat d’affaires dans le pays… Le risque-pays croît, même si les agences de notation restent confiantes pour le moment, « Vision 2030 » oblige (le report du projet d’introduction en bourse d’Aramco ne doit pas améliorer les perspectives financières et économiques saoudiennes).

La confrontation ouverte avec l’Iran, le conflit à Bahreïn, les échecs diplomatiques au Levant, le conflit avec le Qatar et ses risques sur la cohésion du Conseil de Coopération du Golfe, la guerre au Yémen etc.  Une série de dossiers qui pèsent et pèseront encore davantage sur l’image de l’Arabie saoudite, sur le climat des affaires dans ce pays, et sur sa stabilité peut-être aussi. MBS n’avait pas besoin d’ouvrir un nouveau front avec le Canada, surtout que le Premier ministre Trudeau semble, malgré ses positions de principe, réticent à s’inscrire dans une confrontation ouverte sur le long terme avec un partenaire arabo-islamique pour des déclarations somme toute mal calculées… Trudeau ne cherchait pas la confrontation à laquelle il a finalement eu droit. MBS a eu droit à la confrontation qu’il espérait…

Le prince héritier saoudien n’en est pas à sa première ni à sa dernière prise de risque. La France a besoin de se préparer au risque d’une confrontation frontale avec Riyad, sur l’un ou l’autre des dossiers qui fâchent, ou bien se résoudre à éviter une telle confrontation coûte que coûte. La question des alliances, des valeurs et des intérêts s’imposera de facto aux diplomates français et au chef de l’Etat lui-même, puisque c’est de la préséance de ces thèmes que dépendra l’action diplomatique de la France en cas de crise avec un allié comme l’Arabie saoudite.

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