Emirats Arabes Unis: Les Français sont-ils dépassés sur le marché des drones?


Publié dans le numéro 61 de la LettreM.

Le 5 novembre 2019, le Prince héritier d’Abou Dhabi cheikh Mohammad Ben Zayed Al Nahyan, vice- commandant des Forces armées émiraties, inaugurait EDGE, un conglomérat regroupant 25 entités du secteur de la défense et des technologies : 22 entreprises privées et trois entreprises d’Etat (Emirates Defence Industries Company, Emirates Advanced Investments Group, Tawazun Holding). Pour MBZ, ce projet ambitieux, et démesuré, sera désormais au cœur de sa stratégie de développement, à l’intersection des priorités qu’il s’est fixées sur les plans militaires et économiques. A Dubai Airshow 2019, EDGE avait le plus grand pavillon où étaient présentes ses entreprises ADASI (qui a signé un accord avec SwissDrones Operating AG), Al Tariq, AMMROC (JV entre EDGE et Lockheed Martin), Beacon Red, EARTH, EPI, ETS, GAL, Halcon, Horizon (académie d’entraînement sur hélicoptères), Jahezia.

Une plateforme de communication exceptionnelle, utilisée à bon escient par EDGE et son CEO Fayçal al-Bannai. Des accords ont été annoncés à cette occasion, dont des accords avec la Direction Générale pour l’Armement (comité de pilotage entre la DGA et Tawazun Economic Council pour les programmes de R&D), Dassault Aviation (centre d’essai), MBDA (centre d’ingénierie de missiles).

D’autres partenaires français ont également des accords de partenariat avec des entités du groupe émirati, dont Thales et Safran. A l’occasion du Dubai Airshow également était confirmée la signature d’un contrat avec Dassault Aviation pour la modernisation de la flotte de Mirage 2000-9 des EAU. D’autres évènements franco-émiratis ont également marqué ce salon de l’aéronautique : la performance remarquée de la Patrouille de France encouragée par le CEMAA le général Philippe Lavigne et par le Président du GIFAS Eric Trappier, la présence médiatisée de la première femme astronaute française Claudie Haignerie (« Space, Women & Youth », à l’American University of Dubai), la commande par Emirates de 50 A350 à Airbus.

Parallèlement à Dubai Airshow, le CEM de la Marine nationale l’amiral Christophe Prazuck présentait le 18 novembre à La Sorbonne d’Abou Dhabi sa vision des stratégies maritimes (« Maritime security concerns »), quelques jours après la tenue d’un exercice franco-émirati sur la base aérienne 104 à al-Dhafra, et l’organisation de la traditionnelle cérémonie du 11 Novembre sur la base navale d’Abou Dhabi et l’inauguration ce même jour de l’avenue Jacques Chirac dans l’émirat. Pour sa part, le CEMAT le général Thierry Burkhard s’entretenait quelques jours plus tard, à Abou Dhabi, avec le commandant des Forces terrestres émiraties le général Saleh al-Amiri.

Le 23 novembre, la Ministre des Armées Florence Parly, en tournée dans le Golfe où elle participait à Bahreïn au Manama Dialogue (où elle a adressé des messages en direction des partenaires arabes du Golfe, des Etats-Unis et de l’Iran), arrivait à Abou Dhabi pour des discussions avec le Prince héritier Mohammad Ben Zayed Al Nahyan, et pour participer aux côtés de son homologue émirati le Ministre d’Etat à la Défense Mohammad al-Bouardi à la cérémonie marquant le dixième anniversaire de l’installation des Forces françaises aux EAU. A l’occasion de sa quatrième visite officielle aux EAU, en deux ans, Parly a annoncé le 24 novembre, à partir de la base navale « Camp de la paix » à Abou Dhabi que « les EAU viennent d’accepter d’accueillir le QG de la future mission européenne de surveillance maritime dans les eaux du Golfe », confirmant ainsi « l’excellence » des relations franco-émiraties et leur potentiel (après les EAU, Parly a poursuivi sa tournée régionale au Qatar où elle a signé avec son homologue Khaled Al Attiyah un accord relatif au statut légal des militaires français dans l’émirat).

L’actualité franco-émiratie est dense, et dépasse largement le seul domaine militaire bien évidemment. Le domaine de l’éducation avec notamment La Sorbonne, INSEAD et l’Institut Français, le domaine de la culture avec Le Louvre, une coordination diplomatique soutenue entre Abou Dhabi et Paris (échange de visites ces dernières semaines entre le Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale émirati cheikh Abdullah Ben Zayed Al Nahyan et le Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian suivi aussitôt par le Secrétaire d’Etat Jean-Baptiste Lemoyne). Mais la nouvelle ambition de Mohammad Ben Zayed Al Nahyan de miser sur son industrie militaire pour renforcer sa souveraineté, en plus d’en faire un moteur de développement économique et technologique, offre de nouvelles opportunités aux partenaires français et aux industriels français de la sécurité et de la défense en particulier. Les limites tracées par les Etats-Unis à leurs transferts de technologies vers leurs alliés, dont les EAU, ouvrent la voie à de nouveaux axes de coopération entre Abou Dhabi et Paris en matière de technologies de défense. La concurrence russe, européenne et asiatique se positionne elle aussi sur ces nouveaux créneaux.

La Russie, par exemple, et dont le Président Vladimir Poutine vient d’effectuer une visite à Abou Dhabi le 21 octobre (et à Riyad), revient à la charge à la faveur de cette détermination affichée par Mohammad Ben Zayed Al Nahyan de développer son industrie de défense, encouragé aussi par les contraintes que s’imposent les Américains en matière de transferts de technologies aux EAU. Elle propose de fournir le Su-35 et le Su-57 aux EAU, avec des transferts de technologies « en fonction des capacités d’assimilation » de ces technologies par le pays client selon les propos de Victor Kladov, le directeur de la coopération internationale chez Rostec. En marge du Dubai Airshow, le président du Service fédéral russe de la coopération militaire et technique Dmitri Shogayev confirmait le 17 novembre que les négociations se poursuivent pour la fourniture du Su-35 aux EAU, alors que Kladov affirmait le 18 novembre que des offres ont été faites aux Emiratis pour la fourniture du Su-35 et du Su-57. Outre les transferts de technologies, les responsables russes mettent en avant la fiabilité de la Russie comme partenaire, l’absence de conditions politiques, et le bon rapport qualité-prix des systèmes proposés.

C’est d’ailleurs sur cette thématique de l’absence de limites aux transferts de technologies que les Chinois capitalisent avec les EAU. En effet, ils ne ménagent pas leurs efforts vis-à-vis des Emirats dans le domaine des drones où ils prennent incontestablement l’ascendant sur les Occidentaux et les Russes d’ailleurs, conscients qu’il s’agit là d’une priorité stratégique de MBZ. Le drone est un véritable « game changer » technologique, opérationnel et politique dans l’esprit de MBZ. S’il y a aujourd’hui un domaine industriel et militaire stratégique aux yeux du leader émirati, c’est bien celui des drones où les Européens tardent à sortir des programmes opérationnels, et où les Américains les réservent à leurs alliés privilégiés de l’OTAN, alors que les Russes sont à ce stade décrochés technologiquement. Les partenaires traditionnels des EAU, et les nouveaux venus russes, laissent tous ainsi des opportunités à la Chine, où s’est rendu MBZ en juillet 2019 un an après avoir accueilli à Abou Dhabi le Président Xi Jinping, de vendre ses matériels quasi-librement sur le marché émirati… Les Chinois, avec lesquels les Emiratis sont liés par plusieurs accords dont un portant sur le transfert de technologies, ont fourni à Abou Dhabi leurs Wing Loong en 2016, avant de les doter à partir de 2018 de la nouvelle version de ce drone, le Wing Loong II, des systèmes déployés au Yémen notamment aux côtés de drones chinois CH-4 et Wing Loong II opérés par les Saoudiens également.

Les Français, qui confirment aujourd’hui le statut d’allié privilégié d’Abou Dhabi dans le monde arabe, ont tous les atouts pour défendre leurs positions comme partenaire militaire des EAU, malgré la proximité stratégique entre Mohammad Ben Zayed Al Nahyan et Washington et malgré aussi l’offensive opportuniste menée actuellement par Vladimir Poutine en direction du Golfe et le positionnement en cours des Chinois. La convergence de vues est quasi-totale entre Paris et Abou Dhabi sur les questions régionales. L’engagement politique et militaire de la France pour la défense des intérêts émiratis ne s’est jamais démenti, tout comme la volonté des dirigeants émiratis, notamment de cheikh Mohammad Ben Zayed Al Nahyan et de son frère le Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale cheikh Abdullah Ben Zayed Al Nahyan, de continuer à miser sur la France comme partenaire privilégié.

La coopération militaire franco-émiratie, dans sa dimension opérationnelle et technologique, est en constante progression, sur tous les fronts : face à l’Iran et pour la défense de la souveraineté territoriale des EAU (bases françaises ; mission européenne de surveillance maritime), dans la lutte contre le terrorisme (Daech, al-Qaëda), sur les théâtres d’opération où sont engagées les Forces émiraties (Yémen, Libye, etc.). Les programmes d’armement suivent, y compris dans le domaine aéronautique et spatial. Le choix des Emiratis de procéder à la modernisation de leur flotte de Mirage 2000-9, alors qu’ils évaluent toujours l’achat d’un avion de combat de la 5ème génération, illustre parfaitement la confiance qu’ils accordent aux Français dans ce domaine et leur volonté de maintenir une option française face ou parallèlement au F-35 américain et au Su-35/-57. Les accords conclus entre les industries aéronautiques françaises et EDGE sont là pour en témoigner. Cependant, sur ce marché ami et porteur, le créneau des drones reste nettement sous-exploité par les Français.

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