France – Qatar : vers une « normalisation » des relations entre Paris et Doha

par Fadi Assaf.

Très vite, la nouvelle administration socialiste française a voulu envoyer un message clair aux dirigeants du Qatar sur sa volonté de « normaliser » les relations franco-qataries et de les recentrer en les « dépersonnalisant ». Les relations franco-qataries, qui se sont développées progressivement depuis les années 80, sous la présidence socialiste de François Mitterrand puis sous une présidence de droite avec Jacques Chirac, ont été « détournées » sous le Président Nicolas Sarkozy au profit d’une complicité personnelle qui n’est pas sans rappeler l’épisode Chirac – Hariri… Il s’agit de remettre de l’ordre dans tout cela, dans le but d’assainir les relations officielles entre la France et le Qatar et d’éviter « le mélange des genres » qui finit par brouiller la visibilité de Paris au Moyen-Orient…

Culturellement, le socialisme à la française ne ferme pas la France devant les régimes monarchiques conservateurs, même lorsqu’ils ont tendance à faire jouer leur fibre « ultra-capitalistique » à outrance… Mais, culturellement aussi, et idéologiquement pour ainsi dire, les riches émirats pétroliers du Golfe sont naturellement plus à l’aise dans un environnement économique libéral et avec un interlocuteur de droite à l’Elysée. Pour le principe, cela crée quelques réticences, de part et d’autre d’ailleurs, mais n’affecte pas radicalement les relations entre Paris et Doha. L’Etat du Qatar, son fond souverain, sa famille régnante et sa cour, ont beaucoup misé sur l’économie française au cours des dernières années pour penser à une simple « réaction à chaud » suite à une complicité personnelle entre l’Emir Hamad Ben Khalifa Al Thani et le Président Nicolas Sarkozy. Pourtant, cette complicité, qu’on avait très vite saisie lorsque Hamad Ben Khalifa Al Thani devenait le premier chef d’Etat arabe à être reçu à l’Elysée après l’élection de Sarkozy, aurait pu encourager la constitution par le Qatar de cet impressionnant portefeuille d’investissements français : Total (2%), Veolia (5%), Vinci (5,6%), Lagardère (10,1%), Canal +, etc., sans parler de gros investissements immobiliers (d’autant que la convention fiscale signée en 2008 entre les deux pays prévoit une niche fiscale pour les investissements immobiliers…) et dans l’hôtellerie de luxe (Royal Monceau, Carlton de Cannes). Logiquement, le Qatar, si fortement engagé et impliqué en France, ne devrait pas se détourner du marché français, en tout cas pas si simplement…

François Hollande n’a pas reçu l’Emir du Qatar à l’Elysée. Il a reçu son émissaire, le Premier ministre et Ministre des Affaires étrangères cheikh Hamad Ben Jassem Ben Jabr Al Thani, trois semaines après son entrée à l’Elysée… Trois longues semaines, comparées aux quelques dizaines d’heures qui séparent l’investiture de Nicolas Sarkozy et la visite de Hamad Ben Khalifa à l’Elysée. François Hollande, qui avait décliné l’invitation que lui a adressée Hamad Ben Khalifa, avant son élection, au même titre que d’autres personnalités politiques françaises, pour effectuer une visite officielle dans l’émirat, saura-t-il tempérer le forcing quelque peu pesant, sinon agressif, du Qatar en France ? Le nouveau président français entend imposer son tempo aux relations franco-qataries, pour éviter de se retrouver prisonnier des engagements de son prédécesseur ou du mode opératoire du président sortant qui serait inadapté désormais au contexte régional et international. Le Qatar, très impliqué donc dans l’économie française grâce à une stratégie subtile et sournoise de recyclage des « gazodollars », est et restera un partenaire économique et commercial important pour la France sous la présidence de François Hollande. Les intérêts réciproques l’imposent, d’un point de vue économique et financier. Sur un plan plus stratégique, les choses doivent être nuancées.

Si d’un point de vue culturel et idéologique rien n’empêche des relations solides entre un pouvoir socialiste à la française et le Qatar, et si d’un point de vue économique et financier les intérêts réciproques nécessitent une continuité encore plus recherchée dans le contexte actuel, les grandes questions qui doivent être posées se situent au niveau géopolitique pour tenter de mieux saisir la portée du recentrage recherché par la nouvelle administration française dans les relations bilatérales, ou l’importance de la normalisation voulue par Paris de ses rapports avec Doha. En effet, progressivement, sous Sarkozy, la France s’est retrouvée au service d’une politique dangereusement expansionniste menée par les dirigeants du petit émirat, en mal de légitimité interne et en quête de notoriété et d’honorabilité sur la scène régionale et internationale. Paris et Doha se sont retrouvés très vite embarqués dans un cycle de surenchères diplomatiques et même militaires, permettant une visibilité certaine pour un petit pays comme le Qatar, mais fragilisant dangereusement à terme les intérêts de la France. La politique qatarie du Président Sarkozy, sous-tendue par des groupes de pression de toutes sortes à Paris et ailleurs, était visiblement handicapée par une vision de très court terme lorsqu’il s’agissait du Qatar. Elle pouvait rapporter une satisfaction personnelle et partisane, et même des retombées financières immédiates inespérées (« hot money »), mais elle pouvait négliger aussi l’intérêt national suprême dans une optique de long terme. C’est le moment d’une réévaluation générale, doit-on penser aujourd’hui à l’Elysée, et d’un recentrage bénéfique d’un point de vue stratégique pour les intérêts de la France.

Le Qatar, dont la très influente chaîne de propagande al-Jazeera s’invite aujourd’hui dans les foyers français grâce au sport et au mondial de football, gagne en influence dans les banlieues parisiennes et françaises. L’émirat, qui a su noyauter les cercles du pouvoir au cours des dernières années, s’est constitué un puissant lobby à Paris, grâce à des relais à divers niveaux : dans le monde des affaires certes, dans le sport (PSG), dans les médias, dans les cercles intellectuels, dans les cercles diplomatiques, dans le monde politique, dans la défense, etc… Il devient, lentement mais sûrement, un acteur de la vie politique, sociale, économique, médiatique, culturelle, française… En dehors des frontières de l’Europe, le Qatar a su « embarquer » la France dans des aventures, y compris militaires (action militaire pour renverser le régime du colonel Mouammar Kadhafi en Libye), aux retombées médiatiques fracassantes, mais aux conséquences sécuritaires et politiques incertaines, avec le recul (encouragement des courants islamistes radicaux, y compris dans les zones d’importance stratégique pour la France comme au Maghreb et au Machreq)… Le Qatar, qui s’est associé, en quelque sorte, aux actions stratégiques menées par la France sur la zone, y compris aussi dans le Golfe ou au Machreq, avait d’autant plus de facilités à influencer les grands choix stratégiques français que son lobby parisien était à l’aise à l’Elysée et dans l’entourage du Président Sarkozy…

Les enjeux étant devenus ce qu’ils sont aujourd’hui, le recentrage des relations franco-qataries s’imposait. Le changement à l’Elysée faciliterait cette « mise au point ». Doha semble l’avoir compris, pour avoir décidé, discrètement, de remplacer son ambassadeur à Paris, Mohammad Jaham al-Qawari qui était devenu un des pivots du lobby qatari en France. Ce n’est qu’une mesure marginale, un geste, pour rassurer le nouveau pouvoir parisien. C’est sur les grands dossiers bilatéraux et régionaux que la normalisation des relations franco-qataries pourrait être perceptible et appréciée. Il y a les échanges économiques et commerciaux qui doivent sortir des « sentiers battus » pour s’inscrire dans une logique bien plus large et moins personnalisée. Il y a les programmes stratégiques, tels le pétrole/gaz et l’armement (Rafale ?). Il y a aussi les dossiers chauds du moment : le fondamentalisme religieux, le noyautage des milieux islamiques en France et en Europe, le djihadisme au Maghreb et en Afrique, la Syrie, la sécurité du Golfe. Rien n’empêchera par la suite que s’installe entre le Président François Hollande et l’équipe dirigeante du Qatar une complicité bénéfique aux relations formelles, d’Etat à Etat, et qui serait utile pour un positionnement serein de la France sur l’échiquier régional. Tout dépendra si F. Hollande réussira vite une « normalisation » nécessaire des relations franco-qataries, ou s’il succombera, avant, à la tentation qatarie…

 

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