Pour des considérations politiques et stratégiques, découlant de leurs calendriers internes (présidentielles, etc.) et d’une réévaluation de leurs engagements internationaux (retrait d’Irak et d’Afghanistan, expérience libyenne, etc.), les Etats-Unis ont longtemps hésité à vraiment s’impliquer dans le dossier syrien. L’administration Obama survolait pratiquement le dossier, laissant le champ libre à divers acteurs régionaux et internationaux qui se sont positionnés, plus ou moins confortablement, sur la scène syrienne. Deux ans après le début du soulèvement contre le régime de Bachar el-Assad, le bras de fer sur la scène syrienne engage deux camps : un camp soutenant le régime, qui regroupe l’Iran et le Hezbollah, sous un parapluie russe, et un camp soutenant les anti-Assad, qui regroupe les pays arabes du “printemps arabe”, les monarchies du Golfe, la Turquie, la France, la Grande-Bretagne, les Frères Musulmans, les courants salafistes et les djihadistes de tous poils, et qui ne désespère pas de se placer sous un parapluie américain.
Malgré le temps écoulé et les effets destructeurs de ce drame syrien, les Américains peuvent toujours trouver des raisons pour rester au-dessus de la mêlée et éviter un engagement trop lourd et trop direct pour s’associer au renversement de Bachar el-Assad. Il y a les expériences récentes, peu encourageantes (Irak, Libye, etc.), et le risque de voir la Syrie tomber dans un chaos destructeur, pour elle et pour son environnement (Israël, Jordanie, Turquie, etc.). Il y a surtout la crainte, qui n’est toujours pas apaisée, à l’égard de l’islam politique de manière générale, et une appréhension grandissante à l’égard de cette confusion qui se banalise entre les idéologies radicales et le jihad violent [Voir l’analyse : « Monde Arabe: Les dangers d’une transition vers l’inconnu »]. Mais, Washington a aussi des raisons pour s’intéresser davantage aujourd’hui à la Syrie, d’autant que les enjeux de ce conflit dépassent désormais le seul cadre interne et régional, plaçant inévitablement les Etats-Unis et la Russie en tête à tête sur ce dossier.
Les parapluies de fortune proposés par Paris et Londres, dans le cadre d’arrangements faits avec Ankara, Doha et Riyad, sont loin de faire l’affaire, en effet, et l’entrée en scène des Etats-Unis devenait nécessaire, pour espérer un dénouement de la crise “syro-irano-russe” [Voir l’analyse: « Syrie: gesticulations diplomatiques et statuquo militaire »]. La tournée régionale du Président Barack Obama, au cours de laquelle s’est officialisée la réconciliation entre Israël et la Turquie, inaugurait cette nouvelle phase d’engagement américain en Syrie. L’implication américaine est, certes, progressive, mais elle semble irréversible. Obama a fait le point avec le roi Abdullah II de Jordanie, pour entendre d’autres sons de cloche que ceux envoyés de Doha et d’Ankara, concernant notamment l’après-Assad. Il a envoyé son Secrétaire d’Etat John Kerry poursuivre ses discussions avec les Jordaniens, puis engager le contact sur la Syrie avec l’Irak et son Premier ministre Nouri al-Maliki. Kerry, qui s’est également entretenu au téléphone avec le Président libanais Michel Slaïman, espère rassurer Bagdad et Beyrouth, et obtenir, éventuellement, leur adhésion sur le dossier syrien.
La visite d’Obama au Proche-Orient et la tournée de John Kerry marquent donc une nouvelle phase de l’engagement américain sur le dossier syrien. Il y a urgence, en effet, puisque l’absence du parapluie américain commence à se faire ressentir cruellement auprès des divers courants de l’Opposition syrienne et de leurs multiples sponsors extérieurs. Turcs et Qataris ont très directement profité des hésitations américaines au cours des deux dernières années, pour asseoir leur influence au sein de l’Opposition dans ses composantes les plus marquées idéologiquement (Frères Musulmans) et dans celles qui sont les plus violentes dans leur engagement militaire (Jabhat al-Nusra, les courants takfiristes et jihadistes transfrontaliers, etc.). Appuyé par les pouvoirs islamistes fraîchement installés au Caire, à Tunis et à Tripoli, ce qui est devenu “l’axe qataro-turc” a pu gagner une nette longueur d’avance face à l’Arabie saoudite et ses proches alliés jordaniens et émiratis dans la préparation de l’après-Assad en Syrie, allant jusqu’à déstabiliser et fragiliser la coalition islamo-arabe montée contre le régime alaouite pro-iranien.
L’alternative politique proposée par Ankara et Doha, celle d’un pouvoir à Damas dominé par l’idéologie des Frères Musulmans, inquiète sérieusement l’Arabie saoudite et les autres pétromonarchies du Golfe, notamment les Emirats Arabes Unis, et bien entendu la Jordanie [Voir l’analyse: « Syrie: Fausses assurances syriennes et vraies inquiétudes saoudiennes »]. Elle ne rassure pas particulièrement les très pragmatiques Français et Britanniques, que l’obsession de renverser Assad, comme pour répéter la brève aventure libyenne, fait pourtant perdre le sens des priorités, jusqu’à les voir soutenir le jihad international au Levant… [Voir l’analyse: « Syrie: Les services occidentaux planchent sur une cartographie des djihadistes…Nécessaire mais pas suffisant »].
C’est d’ailleurs tout cela aussi qui doit motiver l’entrée en scène de Washington à qui il revient désormais de réussir une série de rééquilibrages pour espérer trouver une issue de sortie à tous les acteurs de la crise syrienne, désespérément bloqués depuis de longs mois. Washington pense être en mesure, aujourd’hui, d’imposer à ses alliés et partenaires régionaux et internationaux, une série d’exigences préalables pour poursuivre sa progression sur le dossier syrien. Parmi ces exigences : le renflouement des forces séculaires en Syrie, le refus de démanteler les institutions militaires et sécuritaires et les administrations syriennes, la marginalisation, y compris par la liquidation physique des groupes terroristes engagés contre Assad [Voir l’analyse: « Syrie: les drones US pour finir le travail de Bachar el-Assad »], l’organisation d’un tour de table, le plus cohérent possible et le plus équilibré, afin de préparer politiquement l’après-Assad [Voir l’analyse: « Syrie – Liban: L’Iran et le Hezbollah se projettent dans l’après-Assad »].
Le statuquo actuel laisse supposer une prise en charge progressive du dossier syrien par les Etats-Unis. Il restera aux Américains, une fois leur camp réunifié et leurs stratégies recentrées, d’initier les grandes manœuvres avec les Russes et les Iraniens. A ce niveau, aucune garantie de résultat ne peut être espérée, mais il est certain, que sans un parapluie américain au-dessus de la coalition anti-Assad, il serait impossible de provoquer une quelconque brèche dans le front russo-iranien [Voir l’analyse: « Syrie: Des lignes de démarcation en attendant un éventuel déblocage politique »].